Chapitre 15
Les chevaux n’eurent pas besoin d’encouragements pour détaler. Stimulés par les aboiements des chiens à cœur, ils partirent au grand galop et leurs cavaliers ne firent rien pour les forcer à ralentir. Leurs sabots soulevaient des gerbes d’eau et de boue et la pluie ruisselait le long de leurs flancs. Ce fut la boue qui gagna : leurs jambes et leurs poitrails en furent vite maculés. À chaque hurlement des chiens, les pauvres équidés répondaient par des hennissements terrifiés.
Décidé à rester entre leurs poursuivants et elle, Richard laissa Kahlan le devancer. À l’oreille, il détermina que les chiens étaient encore à l’intérieur de la frontière. Mais à la manière dont les sons se déplaçaient vers la gauche, il comprit qu’ils ne tarderaient pas à les rattraper. En tournant à droite pour s’éloigner de la frontière, Richard et Kahlan auraient eu une chance de les semer. Hélas, les bois, toujours aussi denses, semblaient impénétrables. Et s’ils ralentissaient pour tenter de trouver un passage, cela signerait leur arrêt de mort. Leur seule chance était de rester sur la piste et d’atteindre le marais avant d’être rejoints. Richard ignorait à quelle distance ils en étaient – et ce qu’ils feraient une fois arrivés –, mais c’était leur unique choix.
L’approche de la nuit privait le paysage de ses rares couleurs. La pluie glacée martelait le visage du Sourcier et coulait dans son cou, mêlée à sa sueur, qui la réchauffait un peu.
Richard jeta un coup d’œil à ses deux amis attachés sur leurs chevaux. Pourvu que les cordes tiennent ! Pourvu que Zedd et Chase ne soient pas trop gravement blessés ! Pourvu qu’ils reviennent bientôt à eux…
Dans leur état, cette cavalcade ne leur ferait aucun bien. Plus réaliste que son ami, Kahlan ne tournait pas la tête et ne jetait pas un regard en arrière. Penchée sur l’encolure de son cheval, elle se concentrait sur leur fuite.
La piste serpentait entre des chênes aux silhouettes torturées et de gros rochers. Ici, il y avait beaucoup moins d’arbres abattus. Les branches des chênes, des frênes et des érables dissimulaient le ciel aux cavaliers, les privant de la chiche lumière du crépuscule. Les chiens avaient gagné du terrain quand la route descendit soudain et s’enfonça dans un bois de cèdres. Un excellent signe, aux yeux de Richard, car ces arbres poussaient le plus souvent sur un sol très humide.
Kahlan disparut derrière une butte. Quand il eut à son tour gravi la pente raide, Richard la vit descendre dans une ravine. Des cimes d’arbres s’étendaient aussi loin qu’on pouvait y voir avec cette lumière rasante. À l’évidence, ils venaient d’atteindre le marais de Skow.
Richard talonna sa monture et suivit son amie tandis qu’une odeur de moisissure montait à ses narines. La végétation luxuriante et dense bruissait de vie. Derrière eux, les hurlements des chiens se faisaient plus pressants…
Dans cette petite jungle, des lianes pendaient aux branches malingres d’arbres dressés sur des racines aux allures de serres. De plus petites lianes s’enroulaient autour des végétaux assez résistants pour les soutenir. Tout ce qui poussait ici s’accrochait à une autre plante, luttant pour prendre l’avantage et s’approprier un peu d’espace. Une eau noire que ne ridait aucun remous s’insinuait entre les buissons ou au pied d’arbres incroyablement ventrus à la base du tronc. Par endroits, de véritables tapis de lentilles d’eau couvraient ces minuscules mares.
La végétation étouffant le bruit des sabots de leurs chevaux, les cavaliers entendaient uniquement les cris et les appels des résidents du marais.
La piste devint un étroit sentier de plus en plus souvent à demi immergé. Richard et Kahlan durent faire ralentir leurs montures pour qu’elles ne risquent pas de se casser une jambe en glissant sur une racine. Dans l’eau, tout autour d’eux, des créatures invisibles se faufilaient en silence, à peine repérables aux ondulations qu’elles généraient.
Les chiens hurlaient toujours. Richard estima qu’ils devaient avoir atteint la lisière de la ravine. S’ils restaient sur la piste, ils les auraient bientôt sur les talons. Le Sourcier dégaina son arme et entendit la note caractéristique résonner dans l’air humide. Kahlan s’arrêta et se retourna sur sa selle.
— Là, dit-il en désignant du bout de sa lame un point sur sa droite. Cet îlot de terre. Il émerge assez de l’eau pour être au sec. Et les chiens ne savent peut-être pas nager…
Un bien mince espoir, mais il ne semblait pas y en avoir d’autres. Si Chase avait assuré qu’ils seraient en sécurité dans le marécage, il avait omis de leur dire comment. Et c’était la seule idée qui venait à l’esprit du Sourcier.
Sans hésiter, Kahlan se dirigea vers l’îlot, le cheval de Zedd à la traîne. Richard la suivit avec la monture de Chase. Chaque fois qu’il se retournait, il apercevait des mouvements furtifs entre les arbres.
Dans l’eau assez peu profonde – environ trois pieds – des nénuphars arrachés de leurs tiges par les jambes des chevaux partaient lentement à la dérive.
Entre eux nageaient des serpents.
Juste sous la surface, des centaines de reptiles convergeaient vers les cavaliers, attirés par des proies alléchantes. Certains sortirent la tête de l’eau, et une langue rouge jaillit entre leurs crocs comme pour goûter l’air. Leurs corps marron foncé tachetés, presque invisibles dans ces eaux sombres, faisaient à peine onduler l’eau alors qu’ils la fendaient en silence. Richard n’avait jamais vu de serpents aussi gros. Concentrée sur son objectif, Kahlan ne les avait pas remarqués. Mais l’îlot était encore beaucoup trop loin. Ils ne l’atteindraient pas avant d’être cernés par les reptiles.
Richard se retourna pour évaluer si rebrousser chemin était une meilleure option. Mais sur la piste qu’ils venaient de quitter se pressait déjà une meute de chiens. La tête basse, piaffant de fureur, ils hurlaient à la mort sans oser se risquer dans l’eau.
Le Sourcier baissa son épée, la pointe fendant la vase, prêt à frapper le premier reptile qui approcherait. Alors, une chose incroyable se produisit. Dès que la lame entra en contact avec l’eau, les serpents firent demi-tour et fuirent. La magie de l’arme les avait effrayés ! Richard n’aurait su dire pourquoi, mais il n’avait aucune intention de s’en plaindre !
Ils contournèrent les gros troncs d’arbres qui flottaient dans la mare et se frayèrent un passage entre des entrelacs de lianes et d’algues. L’eau étant moins profonde, la lame cessa de la toucher. Aussitôt, les serpents revinrent à la charge. Richard se pencha pour replonger dans l’onde saumâtre la pointe de l’épée. Les reptiles battirent de nouveau en retraite comme s’ils avaient l’enfer aux trousses. Mais que se passerait-il quand les cavaliers seraient sur l’îlot ? La magie de l’arme continuerait-elle à les tenir en respect ? Ou pourraient-ils se hisser sur la terre sèche ? Vu leur taille, ces serpents étaient au moins aussi dangereux que les chiens…
Le cheval de Kahlan grimpa péniblement sur l’îlot. Quelques peupliers se dressaient au centre de la bande de terre. Derrière, sur l’autre berge, Richard aperçut des cèdres. À part ça, la végétation se réduisait à des parterres d’iris et de roseaux.
Pour voir ce qui se passerait, Richard retira la lame de l’eau avant d’y être obligé. Les serpents convergèrent immédiatement vers lui. Quand il monta à son tour sur l’îlot, certains rebroussèrent chemin et d’autres restèrent près de la berge, mais aucun ne le suivit.
Dans la pénombre, Richard étendit Chase et Zedd entre les peupliers. Sortant une bâche goudronnée de leur paquetage, il la tendit entre les arbres pour improviser un petit abri. En l’absence de vent la structure, aussi précaire fût-elle, protégerait ses amis de la pluie. C’était mieux que rien, sachant qu’il était inutile d’espérer faire du feu avec le bois détrempé à leur disposition. Au moins, la nuit ne serait pas très froide.
Alors qu’un concert de coassements saluait la tombée de l’obscurité, Richard posa deux bougies sur un morceau de bois, histoire d’avoir un peu de lumière.
Kahlan et lui examinèrent Zedd. Il n’avait aucune blessure visible. Pourtant, il restait inconscient. Et Chase aussi.
— Pour un sorcier, dit Kahlan, avoir les yeux fermés n’est pas bon signe. Je ne sais vraiment pas que faire pour nos amis.
— Moi non plus, avoua Richard. Encore heureux qu’ils n’aient pas de fièvre ! Et à Havre du Sud, nous trouverons peut-être un guérisseur. Je vais fabriquer des civières que les chevaux pourront tirer. Pour des blessés, ce sera une meilleure manière de voyager.
Kahlan sortit du paquetage deux couvertures de plus pour tenir leurs amis au chaud. Puis Richard et elle s’assirent près des bougies et écoutèrent la pluie marteler la bâche. Sur la piste, des yeux jaunes brillants voletaient dans les airs comme des feux follets. Les chiens faisaient les cent pas, lâchant parfois un couinement de frustration.
— Pourquoi ne nous ont-ils pas suivis ? demanda Kahlan.
— Parce qu’ils ont peur des serpents…
La jeune femme se leva d’un bond, sa tête heurtant la bâche, et regarda autour d’elle.
— Les serpents ? Quels serpents ? Je déteste ces animaux !
— Des gros reptiles aquatiques… Ils se sont éloignés quand j’ai trempé dans l’eau la pointe de mon épée. Nous n’avons rien à craindre, puisqu’ils ne semblent pas vouloir s’aventurer sur la terre ferme.
— Tu aurais pu m’en parler plus tôt… grommela Kahlan en se rasseyant.
— J’ignorais leur existence jusqu’à ce que je les repère, et les chiens nous talonnaient. En plus, je ne voulais pas t’effrayer.
Kahlan ne fit aucun commentaire. Richard sortit du sac de provisions une saucisse et une miche de pain dur – leur dernière. Il partagea ces vivres entre Kahlan et lui. Puis chacun tendit un gobelet pour récupérer l’eau qui ruisselait des bords de la bâche. Ils mangèrent en silence sans relâcher leur vigilance, au cas où un nouveau danger se profilerait.
— Richard, demanda enfin Kahlan, as-tu vu ma sœur, sur la frontière ?
— Non. La créature qui t’emprisonnait ne ressemblait pas à un être humain. Celle que j’ai frappée en premier – l’image de mon père – avait-elle l’air d’un homme à tes yeux ? (Kahlan fit non de la tête.) Je crois que ces monstres prennent l’apparence des disparus que nous languissons de revoir. Pour nous piéger !
— Tu dois avoir raison… Et ça me rassure. Ainsi, ce n’est pas nos morts que nous sommes obligés de combattre.
Richard dévisagea sa compagne. Ses cheveux étaient trempés, des mèches plaquées sur ses tempes.
— Mais il y a autre chose… C’est très étrange, selon moi. Quand la créature noire a attaqué Chase, elle l’a assommé pour le compte à une vitesse incroyable. Puis elle t’a capturée sans aucune difficulté. Avant, elle s’était aisément débarrassée de Zedd. Mais quand je suis venu rechercher nos amis, elle s’en est prise à moi et a raté son coup. Ensuite, elle a renoncé.
— J’ai vu ça… dit Kahlan. Elle t’a manqué de beaucoup, comme si elle ignorait où tu étais. Nous, elle nous a localisés sans mal, mais pas toi…
— C’est peut-être à cause de l’épée…
— Je n’en sais rien. En tout cas, c’était une chance !
Richard n’aurait pas juré que l’arme y était pour quelque chose. Les serpents en avaient eu peur et s’étaient enfuis. Mais la créature de la frontière n’avait pas manifesté de crainte. Elle paraissait seulement dans l’incapacité de voir où il était.
Une autre chose le tracassait. En frappant son « père », il n’avait pas éprouvé de douleur. Pourtant, selon Zedd, tuer avec l’épée avait un prix : sentir la souffrance liée à chaque meurtre. Était-ce différent dans le cas d’une créature déjà morte ? Ou s’était-il seulement agi d’une illusion ?
Impossible ! Ces monstres étaient assez substantiels pour avoir blessé Chase et Zedd. Alors, pouvait-il vraiment affirmer qu’il n’avait pas eu son père en face de lui ?
Ils finirent de manger en silence, Richard se demandant ce qu’il pouvait faire pour ses amis. La réponse était simple : absolument rien ! Zedd avait emporté des potions, mais lui seul savait à quoi elles servaient. Et si la magie de la frontière était en cause, une fois encore, seul Zedd avait le pouvoir de s’y opposer.
Richard prit une pomme, la coupa en deux, retira les pépins et tendit une moitié à Kahlan. Elle approcha de lui, posa la tête contre son bras et mordit le fruit à belles dents.
— Fatiguée ? demanda le Sourcier.
— Et comment ! En plus, j’ai mal à des endroits que je préfère ne pas nommer… Richard, que sais-tu de Havre du Sud ?
— J’ai entendu d’autres guides en parler… À les en croire, c’est le refuge des voleurs et des misérables de tout poil.
— Pas le genre d’endroit où on trouve un guérisseur… souffla Kahlan. S’il n’y en a pas, que ferons-nous ?
— Je n’en sais rien. Mais Zedd et Chase vont se rétablir, j’en suis sûr !
— Et si tu te trompes ?
— Kahlan, où veux-tu en venir ?
— Il faut envisager de les laisser en arrière et de continuer sans eux !
— C’est impossible ! Leur aide nous est trop précieuse. Tu te souviens, quand Zedd m’a donné l’épée ? Il a dit que je devais nous faire passer la frontière, parce qu’il avait un plan. Mais il ne m’a jamais révélé lequel ! (Richard regarda l’autre rive, où les chiens se massaient toujours.) Nous avons besoin d’eux…
— Et s’ils meurent cette nuit ? Que ferons-nous ? Il faudra bien continuer.
Richard devina qu’elle le regardait, mais il ne tourna pas la tête vers elle. Il partageait son désir d’arrêter Rahl. Aussi déterminé qu’elle, il ne se laisserait pas détourner de sa mission. S’il fallait abandonner ses amis, il le ferait. Mais il n’en était pas encore arrivé là. Kahlan essayait simplement de se rassurer. De savoir qu’il était aussi résolu qu’elle. Rahl lui avait pris tant de choses, et elle avait consenti tellement de sacrifices pour s’opposer à lui… À ses yeux, il était essentiel que Richard soit prêt à aller jusqu’au bout, comme un vrai chef, quel qu’en fut le prix…
Quand il la regarda enfin, à la lueur des bougies, il vit leurs flammes danser dans ses yeux et comprit qu’elle détestait devoir lui dire des choses pareilles.
— Kahlan, je suis le Sourcier et j’ai conscience de mes responsabilités. Je ferai tout pour vaincre Darken Rahl. Ne doute jamais de moi sur ce point. Mais je ne sacrifierai pas mes amis tant que je pourrai l’éviter. Pour le moment, nous avons d’autres soucis. Inutile d’en inventer !
Le bruit sourd des gouttes de pluie qui dégoulinaient le long des arbres pour tomber dans l’eau évoquait un lointain roulement de tambour. Kahlan posa une main sur le bras de Richard, comme pour s’excuser. Mais il ne lui reprochait rien. Elle s’efforçait de regarder la vérité en face et ça n’était pas critiquable.
— S’ils ne se remettent pas, dit-il en la regardant dans les yeux, et si nous trouvons un endroit sûr où les laisser, entre les mains d’une personne de confiance, nous le ferons et nous continuerons sans eux.
— Je n’ai jamais rien eu d’autre à l’esprit…
— Je sais. Si tu dormais un peu, maintenant ? Je monterai la garde.
— Avec des chiens et des serpents tout autour, je ne pourrai pas fermer l’œil.
— Bon… Alors, si tu m’aidais à fabriquer les civières ? Comme ça, demain matin, nous partirons dès que les chiens auront fichu le camp !
Kahlan sourit et se leva. Richard récupéra une des haches de guerre de Chase et constata vite qu’elle coupait le bois aussi bien que la chair et les os. Cela dit, le garde-frontière aurait été furieux qu’on utilise ainsi une de ses précieuses armes. Richard sourit à l’idée de la tête qu’il tirerait quand il lui raconterait ça. Bien entendu, l’histoire prendrait des proportions de plus en plus épiques chaque fois qu’il la raconterait à son tour. Pour lui, un récit privé d’» améliorations dramatiques » était aussi sec et fade qu’un morceau de viande sans sauce.
Ils travaillèrent trois heures d’affilée. Peu rassurée à cause des chiens et surtout des serpents, Kahlan resta aussi près de Richard que possible.
Le Sourcier envisagea de se servir de l’arbalète de Chase pour abattre quelques chiens. Une idée séduisante mais stupide ! Son ami serait furieux qu’il ait gaspillé ainsi des carreaux. Les monstres ne pouvaient rien leur faire et ils seraient partis dès le lever du soleil.
Quand ils eurent fini, ils examinèrent de nouveau les blessés puis se rassirent près des bougies. Kahlan était épuisée – les yeux de Richard se fermaient tout seuls ! – mais elle refusait toujours de dormir. Finalement, il la convainquit de s’allonger près de lui et elle sombra aussitôt dans un sommeil agité. Quand elle gémit et se débattit, il la réveilla. Le souffle heurté, elle était en larmes.
— Des cauchemars ? demanda Richard en lui caressant les cheveux pour la rassurer.
— En rêve, j’ai vu le monstre de la frontière qui s’est enroulé autour de mes jambes. Et c’était un énorme serpent !
Richard lui passa un bras autour des épaules et la serra contre lui. Elle ne tenta pas de se dégager, mais plia les jambes et mit les bras autour de ses genoux. Entendait-elle le cœur de son compagnon battre la chamade ? Si oui, elle décida de ne rien dire et se rendormit très vite.
Richard l’écouta respirer. Malgré le coassement des crapauds et le martèlement de la pluie, il constata qu’elle dormait paisiblement.
Il passa une main sous sa tunique et serra brièvement le croc. Puis il observa les chiens à cœur, qui l’observèrent en retour…
Kahlan se réveilla peu avant l’aube. Au bord de l’épuisement, Richard luttait depuis quelque temps contre une atroce migraine. Son amie insista pour qu’il s’allonge et dorme un peu. Il tenta de protester, car il voulait continuer à la tenir dans ses bras et à veiller sur elle, mais la fatigue le terrassa.
Quand elle le secoua doucement, le jour était levé, sa lumière grise filtrant à travers les frondaisons du marais et le brouillard qui enveloppait tout. Autour d’eux, sous l’eau couverte de lianes et d’algues pourrissantes, des créatures invisibles tournaient inlassablement en rond. Parfois, des yeux noirs sans paupières apparaissaient entre deux entrelacs d’algues.
— Les chiens sont partis, annonça Kahlan.
Richard la regarda et fut ravi de voir que ses cheveux et ses vêtements avaient séché.
— Depuis quand ? demanda-t-il en étirant ses bras et ses jambes raides.
— Environ une demi-heure… Dès qu’il a fait jour, ils ont filé sans demander leur reste.
Quand son amie lui tendit une tasse de thé, Richard lui jeta un regard interloqué.
— Je l’ai fait chauffer en tenant le gobelet au-dessus des bougies…
Décidément, elle n’était jamais à court d’idées !
Pendant qu’ils mangeaient quelques fruits secs, Richard remarqua que la hache de guerre reposait contre la jambe de son amie. Elle savait aussi ce que « monter la garde » voulait dire.
Il pleuvait toujours, mais beaucoup moins fort. D’un bout à l’autre du marais, d’étranges oiseaux communiquaient à grand renfort de cris aigus. Des insectes rasaient la surface de l’eau croupie. De temps en temps, un « plouf » sonore retentissait.
— Du nouveau pour Zedd et Chase ? demanda Richard.
— La respiration de Zedd faiblit…
Le Sourcier se leva et alla voir par lui-même. Le teint grisâtre, le vieil homme semblait plus mort que vivant. Son pouls semblait normal, mais sa respiration faiblissait effectivement et sa peau était froide et moite.
— Je crois que nous n’avons plus rien à craindre des chiens, dit Richard. Il est temps de partir. On trouvera peut-être de l’aide à Havre du Sud…
Bien qu’effrayée par les serpents— Richard l’était aussi et ne l’avait pas caché— Kahlan fit ce qu’elle devait. Convaincue que les reptiles n’approcheraient pas de l’épée, elle traversa l’eau sans hésitation et ne protesta pas quand ils durent recommencer pour récupérer les civières – uniquement utilisables sur un terrain à peu près sec.
Ils les fixèrent aux chevaux mais durent attendre, pour y installer leurs amis, d’avoir gagné un terrain moins accidenté. Sinon, les cahots dus aux racines affleurantes et aux branches mortes du marais auraient été un remède pire que le mal…
Au milieu de la matinée, revenus sur une piste praticable, ils s’arrêtèrent pour placer les deux blessés sur les civières après les avoir enveloppés dans des couvertures. Pour les tenir plus au chaud, ils recoururent de nouveau à la toile goudronnée.
Richard fut ravi de voir que son système de fixation fonctionnait à merveille. Les civières ne les ralentissaient pas et le sol, toujours boueux, les aidait à glisser plus aisément.
Kahlan et lui mangèrent en chevauchant côte à côte, histoire de partager plus facilement leurs vivres. Toujours sous la pluie, ils continuèrent leur chemin, s’arrêtant de temps en temps pour voir comment allaient Zedd et Chase.
Ils atteignirent Havre du Sud avant la tombée de la nuit. En guise de ville, ils découvrirent une étendue éparse de bâtiments de fortune nichés entre les chênes et les hêtres, assez loin de la route, comme si leur principal souci était de se dérober aux regards indésirables. Les façades, en bois, semblaient n’avoir jamais vu de peinture. Certaines étaient rafistolées avec des plaques de fer-blanc que le martèlement de la pluie faisait résonner comme des tambours. Une sorte d’épicerie se dressait au centre supposé de la cité, près d’un bâtiment à deux étages qu’une enseigne grossière présentait comme une auberge – sans mentionner de nom. La lumière jaune des lampes qui filtrait des fenêtres du rez-de-chaussée était la seule tache de couleur rompant la grisaille de la journée et de l’architecture. Sur le côté de l’auberge, des monceaux de détritus composaient une sorte de colonne penchée, contrepoint harmonieux à la maison bancale voisine.
— Reste près de moi, dit Richard à Kahlan alors qu’ils mettaient pied à terre. Les types qui vivent ici sont dangereux…
— J’ai l’habitude des gens comme eux, souffla la jeune femme avec un étrange demi-sourire.
Richard se demanda ce qu’elle voulait dire. Mais il décida de lui poser la question plus tard.
Quand ils entrèrent, les conversations moururent et toutes les têtes se tournèrent vers eux. La salle commune ressemblait à ce qu’attendait Richard : une pièce miteuse enfumée et chichement éclairée par des lampes à huile. Disposées à la va-comme-je-te-pousse, les tables n’étaient guère mieux que des planches vermoulues soutenues par des tréteaux. Bien entendu, il n’y avait pas de chaises, mais des bancs qui semblaient tenir debout par miracle. À gauche, une porte fermée devait donner sur la cuisine. À droite, dans les ombres, un escalier sans rampe conduisait sûrement aux chambres. Sur le plancher jonché d’immondices, les clients précédents s’étaient frayé des chemins à peu près praticables.
Les clients en question composaient une belle brochette de trappeurs, de vagabonds et de fauteurs de trouble. Des costauds, pour la plupart, avec des barbes et des cheveux en broussaille.
Comme il se doit, l’air empestait la bière, la fumée de pipe et la sueur.
Kahlan se campa près de son compagnon, montrant qu’elle n’était pas une femme facile à intimider. Richard se demanda si elle n’aurait pas dû faire preuve de plus de réserve. Dans ce bouge, elle avait l’air aussi déplacée qu’une bague en or au doigt d’un mendiant.
Quand elle rabattit la capuche de son manteau, des sourires édentés naquirent sur tous les visages. Mais le désir bestial qui brillait dans les yeux des types n’incitait pas à la décontraction. Richard aurait donné cher pour que Chase soit à ses côtés. Parce qu’ils allaient vers les ennuis, c’était couru !
Un énorme gaillard traversa la salle et s’arrêta devant les deux nouveaux clients. Vêtu d’une chemise sans manche, il portait un tablier qui avait dû être blanc dans une vie antérieure. La lumière des lampes se reflétait sur son crâne rasé et les poils noirs, sur ses bras, semblaient au moins aussi touffus que sa barbe.
— Je peux quelque chose pour vous ? demanda-t-il en faisant tourner un cure-dent dans sa bouche.
— Y a-t-il un guérisseur ici ? lança Richard sur un ton indiquant qu’il ne se laisserait pas marcher sur les pieds.
L’aubergiste dévisagea Kahlan, puis se tourna de nouveau vers le Sourcier.
— Non.
À l’inverse des autres types, celui-là, quand il regardait Kahlan, ne laissait pas traîner ses yeux là où il ne le fallait pas. Une indication précieuse que le Sourcier enregistra.
— Alors, nous allons prendre une chambre. (Richard baissa le ton.) Dehors, nous avons deux amis blessés…
— Je déteste les problèmes, grogna l’aubergiste.
Il retira le cure-dent de sa bouche et croisa lentement les bras.
— Moi aussi, fit Richard, pas commode pour un sou.
Le chauve le détailla de pied en cap, son regard s’arrêtant un moment sur l’épée. Les bras toujours croisés, il défia Richard du regard.
— Combien de chambres ? Je suis presque plein…
— Une suffira.
Au centre de la salle, un colosse se leva de sa table. Sous sa masse de cheveux roux crasseux, ses yeux trop petits et trop rapprochés évoquaient ceux d’une fouine. La barbe humide de mousse de bière, une peau de loup sur l’épaule, il posa une main sur le manche du grand couteau glissé à sa ceinture.
— Une catin de luxe que tu as là, mon gars ! lâcha-t-il. Tu ne verras pas d’inconvénient à ce que je fasse un tour dans votre chambre, histoire de m’amuser un peu avec elle ?
Richard soutint le regard du type. Ce genre de querelle, il le savait, finissait toujours dans le sang. Si ses yeux ne bougèrent pas, sa main glissa vers la garde de son épée. Sa colère explosa, éveillée avant même qu’il touche l’arme.
Aujourd’hui, il allait tuer des hommes.
Beaucoup d’hommes !
Il serra la poignée de son arme à s’en faire blanchir les phalanges. Mais Kahlan lui tira doucement sur la manche. Puis elle murmura son nom en haussant le ton sur la dernière syllabe, comme sa mère quand elle voulait qu’il ne se mêle pas de quelque chose. Richard la regarda du coin de l’œil et la vit lancer un sourire aguichant au rouquin.
— Désolée, messire, mais vous vous trompez, dit- elle de sa meilleure voix de gorge. C’est mon jour de repos, et c’est moi qui ai loué ce bel étalon pour la suit. (Elle flanqua une claque sur les fesses de Richard, tellement surpris qu’il ne réagit pas.) Mais si je n’en ai pas pour mon argent, ajouta-t-elle en se passant la langue sur la lèvre supérieure, c’est toi, le beau roux, que j’engagerai pour combler ses lacunes.
Dans le silence qui suivit, Richard dut prendre sur lui pour ne pas dégainer son épée. Retenant son souffle, il attendit de voir comment allaient tourner les choses. Kahlan, constata-t-il, souriait toujours au type avec une insolence qui finirait, tôt ou tard, par le rendre fou de rage.
Au fond des yeux du rouquin, la vie et la mort se livrèrent un combat sans merci. En l’attente de sa décision, personne ne bronchait. Puis un grand sourire lui fendit le visage et il éclata de rire. Toute la salle, soulagée, s’empressa de l’imiter.
Le grand roux se rassit. Les conversations reprirent comme si de rien n’était. Plus personne n’accordait d’attention à Richard et à son amie. Le jeune homme en soupira de soulagement.
— Merci beaucoup, ma dame, dit l’aubergiste, soudain radouci. Je suis ravi que votre cerveau soit plus vif que la main de votre compagnon. Cet établissement ne doit pas vous sembler bien reluisant, mais j’y tiens et, grâce à vous, il ne sera pas démoli ce soir.
— Tout le plaisir était pour moi, répondit Kahlan. Alors, vous avez une chambre pour nous ?
Le type remit le cure-dent au coin de sa bouche.
— Il m’en reste une, à l’étage, au fond du couloir. Celle de droite, avec un simple verrou à la porte.
— Il y a nos deux amis, dehors… rappela Richard. Si on me proposait un peu d’aide pour les monter là- haut, je ne cracherais pas dessus.
L’aubergiste désigna les clients d’un bref signe de la tête.
— Si ces types voient que vous êtes encombrés de deux blessés, ça risque de leur donner des idées… Allez dans votre chambre, comme ils s’y attendent. Mon fils est dans la cuisine. Nous nous occuperons de vos amis – en passant par l’escalier de service, pour plus de discrétion. (Richard fit la moue, indiquant il n’aimait pas cette idée.) Faites-moi confiance, mon garçon, ou vous pourriez attirer le malheur sur vos compagnons. Au fait, je m’appelle William.
Richard regarda Kahlan, qui resta impassible. Il se tourna de nouveau vers l’aubergiste. L’homme était un vrai dur, mais il ne semblait pas du genre sournois. Cela dit, les vies de Chase et de Zedd étaient en jeu…
— D’accord, William, nous allons faire comme vous dites, conclut Richard sur un ton plus menaçant qu’il ne l’aurait voulu.
L’aubergiste eut un petit sourire qui fit passer le cure-dent de l’autre côté de sa bouche.
Richard et Kahlan montèrent dans la chambre et attendirent. Le plafond était désagréablement bas et le mur où s’adossait l’unique lit portait les stigmates de milliers de crachats. En face se dressaient une table bancale et un petit banc. La pièce sans fenêtre était éclairée par une unique lampe à huile. L’air sentait le rance et la rareté du mobilier donnait une détestable impression de nudité.
Richard marcha de long en large sous l’œil de Kahlan, assise sur le lit. La jeune femme semblait vaguement mal à l’aise.
— Ce que tu as fait tout à l’heure… dit le Sourcier en se tournant vers elle. Je n’en crois toujours pas mes yeux et mes oreilles !
— Seul le résultat compte, fit Kahlan en se levant. Si je t’avais laissé agir, tu aurais risqué ta vie pour rien.
— Mais ces types pensent…
— Tu te soucies de leur opinion ?
— Non… mais… balbutia Richard en s’empourprant.
— J’ai juré de protéger le Sourcier au péril de ma vie. Je ne reculerai devant rien pour tenir parole. Devant rien, entends-tu !
Troublé, Richard essaya de trouver les mots justes pour exprimer combien il était furieux – sans qu’elle imagine que c’était contre elle. Il avait failli s’engager dans un combat mortel. Il aurait suffi d’un mot pour que ça éclate. Revenir en arrière était atrocement difficile. La rage de tuer faisait encore bouillir son sang. Ayant du mal à comprendre la façon dont la colère balayait sa lucidité, il ne se sentait pas en mesure de l’expliquer à Kahlan. Mais plonger son regard dans ses yeux verts l’apaisait un peu…
— Richard, tu dois rester concentré sur ce qui importe.
— À savoir ?
— Darken Rahl ! C’est ça qui doit compter pour toi. Ces hommes, en bas, n’ont aucun intérêt. Le hasard les a mis sur notre chemin, voilà tout. Ne gaspille pas ton énergie à te soucier d’eux. Ta mission passe avant tout !
— Tu as raison… Désolé. Même si j’ai détesté ça, tu t’es montrée très courageuse, ce soir.
Kahlan l’enlaça, se blottit contre sa poitrine et le serra tendrement dans ses bras.
À cet instant, on frappa à la porte. Après s’être assuré qu’il s’agissait bien de William, Richard ouvrit. L’aubergiste et son fils entrèrent, portant Chase, et l’allongèrent délicatement sur le sol. Quand le jeune garçon, un adolescent dégingandé, posa les yeux sur Kahlan, il en tomba instantanément amoureux. S’il comprit cette réaction, Richard l’apprécia très modérément.
— Mon fils, Randy, annonça William.
Les yeux rivés sur Kahlan, le pauvre Randy semblait hypnotisé.
William essuya son crâne rasé luisant de pluie avec le chiffon qu’il portait sur l’épaule. Richard remarqua qu’il mâchouillait toujours son cure-dent.
— Mon garçon, tu ne m’avais pas dit qu’un de tes amis était Dell Brandstone.
— Où est le problème ?
— Il n’y en a aucun en ce qui me concerne. Chase et moi ne sommes pas d’accord sur tout, mais c’est un type bien et il ne m’a jamais fait d’ennuis. Quand il est en mission dans le coin, il lui arrive de descendre ici. Mais les clients, en bas, s’ils savaient qu’il est là, se feraient une joie de le tailler en pièces.
— Enfin, d’essayer… corrigea Richard.
— Bon, allons chercher l’autre, dit William avec un petit sourire.
Dès qu’ils furent partis, Richard tendit deux pièces d’argent à Kahlan.
— Quand ils reviendront, donne une pièce au garçon pour qu’il conduise nos chevaux à l’écurie. S’il accepte de veiller sur eux toute la nuit, et de les préparer à partir dès l’aube, dis-lui qu’il aura la deuxième.
— Et tu crois qu’il acceptera ?
— Ne t’en fais pas, il te suffira de demander ! Et de sourire…
William revint, lesté de Zedd. Randy le suivait, portant l’essentiel du paquetage de Richard et Kahlan. Son père posa le vieil homme près de Chase, jeta un regard à Richard et se tourna vers son fils.
— Randy, va chercher une cuvette et un broc d’eau. Et une serviette. Propre, s’il te plaît ! Cette jeune dame aimerait sans doute se rafraîchir.
Randy sortit en trombe de la chambre, tout heureux d’être utile à l’élue de son cœur. William retira le cure-dent de sa bouche et regarda Richard.
— Tes deux amis sont dans un sale état… Je ne chercherai pas à savoir ce qui leur est arrivé. C’est le genre de question qu’un type malin élude, et tu ne m’as pas l’air d’un crétin. Il n’y a pas de guérisseur dans le coin, mais je connais une femme qui pourrait vous aider. Elle s’appelle Adie et on la surnomme la dame des ossements. Beaucoup de gens ont peur d’elle. Les types d’en bas ne s’approcheraient pour rien au monde de sa maison.
— Pourquoi ? demanda Richard, se souvenant que Chase lui avait parlé d’Adie comme d’une amie.
— Parce qu’ils sont superstitieux. Ils pensent qu’Adie porte malheur. De plus, elle vit près de la frontière. Selon ces hommes, les gens qu’elle n’aime pas ont la fâcheuse habitude de tomber raides morts. Attention, je ne dis pas que c’est vrai ! En fait, je n’en crois pas un mot. Pour moi, tout se passe dans l’imagination de ces idiots. Adie n’est pas une guérisseuse, mais elle a aidé des gens de ma connaissance. Qui sait, elle pourra peut-être quelque chose pour tes amis. Il y a intérêt, parce qu’ils ne résisteront plus longtemps si on les laisse comme ça.
— Et comment trouver cette dame des ossements ? demanda Richard en se passant une main dans les cheveux.
— Devant l’écurie, il faut suivre la piste qui part sur la gauche. Il y en a à peu près pour quatre heures de cheval.
— Et pourquoi vous donnez-vous tant de mal pour nous ? lança Richard, méfiant.
— Disons que j’aide le garde-frontière, répondit William en croisant les bras. Grâce à lui, les clients indésirables ne se montrent plus chez moi. En outre, ses hommes et lui dépensent pas mal d’argent ici et dans mon épicerie. S’il s’en sort, dites-lui bien que j’ai contribué à lui sauver la vie. Il sera vexé comme un pou !
Richard sourit, car il comprenait le raisonnement de l’aubergiste. Chase détestait qu’on l’aide ! Décidément, William le connaissait bien.
— Je m’assurerai qu’il le sache, n’ayez crainte. (William s’épanouit.) À présent, passons à la dame des ossements. Si elle vit seule près de la frontière, elle appréciera sûrement que je lui propose quelque chose en échange de son soutien. Pourriez-vous me préparer un assortiment de vivres pour elle ?
— Bien sûr… Je suis un fournisseur officiel, rémunéré par les gens de Hartland. Bien entendu, le Conseil, une association de voleurs, me reprend presque tout en impôts. Si tu travailles pour le gouvernement, j’inscrirai ça sur mon livre de comptes, et tu n’auras rien à payer.
— Je travaille pour le gouvernement…
Randy revint avec une cuvette, un broc et une cargaison de serviettes. Kahlan lui donna une pièce d’argent et lui demanda de s’occuper des chevaux. Après avoir consulté son père du regard, le garçon accepta.
— Dites-moi lequel est le vôtre, fit-il avec un grand sourire, et il aura droit à des soins spéciaux.
— Ils sont tous à moi, répondit Kahlan. Traite-les bien, car ma vie dépend d’eux.
— Comptez sur moi ! lança Randy, soudain très sérieux. (Ne sachant que faire de ses mains, il décida de les fourrer dans ses poches.) Je ne laisserai personne les approcher… (Il recula vers la porte et ajouta, juste avant de sortir :) Ma dame, je ne crois pas un mot de ce que ces types, en bas, racontent sur vous. Et sachez que je le leur ai dit !
— Merci, fit Kahlan sans pouvoir s’empêcher de sourire. Mais je ne veux pas que tu prennes des risques à cause de moi. Tiens-toi à l’écart de ces hommes, je t’en prie. Et ne leur raconte pas que tu m’as parlé, ça les inciterait à s’enhardir.
Randy hocha la tête et s’en fut sur un dernier sourire. William le regarda partir avec de grands yeux indulgents.
— Rester ici et épouser mon fils ne vous tente pas, je suppose ? dit-il en se tournant vers Kahlan. Avoir une femme lui ferait sacrement du bien !
Un éclair de panique et de chagrin passant dans ses yeux, Kahlan s’assit sur le lit et baissa la tête.
— Je plaisantais, s’excusa William. (Il regarda Richard.) Je vais vous monter un dîner. Des pommes de terre et de la viande…
— De la viande ? répéta Richard, méfiant.
— Ne t’inquiète pas, je ne prendrais pas le risque de servir de la barbaque à ces hommes. Ils seraient capables de me pendre haut et court !
L’aubergiste s’éclipsa. Il revint quelques minutes plus tard et posa deux assiettes fumantes sur la table.
— Merci de votre aide, dit Richard.
— De rien, mon garçon. Tout sera noté dans mon livre de comptes. Demain matin, je te l’apporterai pour que tu le signes. À Hartland, quelqu’un reconnaîtra-t-il ton paraphe ?
— Sans aucun doute ! Je m’appelle Richard Cypher. Mon frère est le Premier Conseiller.
William blêmit.
— Je suis navré ! Pas que ton… votre… frère soit le Premier Conseiller, bien sûr. Mais si j’avais su, je vous aurais mieux accueillis… Voulez-vous dormir chez moi ? La maison n’est pas terrible, mais ce sera toujours mieux qu’ici. Je vais y transporter vos affaires…
— William, ça ira très bien comme ça. (Richard approcha de l’aubergiste, qui n’en menait pas large, et lui posa une main sur l’épaule.) C’est mon frère le Premier Conseiller, pas moi… La chambre est très bien. Tout me convient.
— C’est vrai ? Sans blague ? Vous n’allez pas m’envoyer l’armée, hein ?
— Votre aide nous a été précieuse, William. Et je n’ai rien à voir avec l’armée.
— Ça m’étonnerait, pour quelqu’un qui voyage avec le chef des garde-frontière.
— C’est un ami à moi. Depuis des années… Le vieil homme aussi. Des amis, et rien de plus !
— Alors, si j’ajoutais deux chambres sur mon livre de comptes ? Après tout, personne ne peut savoir que vous avez tous séjourné dans la même.
Richard tapota le dos de l’aubergiste et ne cessa pas de sourire.
— Ce serait malhonnête. Je ne signerais pas une chose pareille.
William soupira puis sourit.
— Vous êtes bien un ami de Chase ! À présent, je n’ai plus de doutes. Depuis que je le connais, je n’ai jamais réussi à le convaincre de trafiquer un peu les comptes !
Richard glissa quelques pièces d’argent dans la main de l’aubergiste.
— Mais ça, vous l’avez bien gagné… J’apprécie ce que vous faites pour nous. À ce propos, j’aimerais que vous coupiez votre bière avec de l’eau, ce soir. Les hommes soûls ont tendance à mourir trop facilement… (William acquiesça.) Vous avez des clients dangereux, mon ami…
L’aubergiste étudia Richard, jeta un coup d’œil à Kahlan, puis s’intéressa de nouveau au Sourcier.
— Cette nuit, surtout… souffla-t-il.
— Si quelqu’un essaye de passer cette porte, je le tuerai sans sommation ! dit Richard.
— Je vais voir ce que je peux faire pour que ça n’arrive pas… Et tant pis si je dois cogner quelques têtes les unes contre les autres ! Mangez avant que ça refroidisse. Et Richard Cypher, protégez bien votre compagne. La tête qu’elle porte sur ses épaules est rudement bien remplie, (il fit un clin d’œil à Kahlan.) Et sacrement jolie, aussi !
— William, encore une chose… dit Richard. La frontière faiblit. Elle disparaîtra dans quelques semaines. Soyez très prudent.
La main sur la poignée de la porte, l’aubergiste prit une grande inspiration qui fit saillir les muscles de sa poitrine.
— Je crois que le Conseil a choisi pour chef le mauvais frère. Mais ces gens-là ne cherchent pas le pouvoir pour agir intelligemment. Je viendrai vous réveiller demain matin, dès l’aube, quand il n’y aura plus de danger.
William parti, Richard et Kahlan s’assirent sur le petit banc et mangèrent en silence. Leur chambre était au fond du bâtiment, loin de la salle commune, et on n’y entendait presque pas de bruit, à part un murmure lointain. La nourriture se révéla meilleure que prévu. Ou Richard était-il affamé au point de ne plus faire la différence ?
Le lit l’attirait irrésistiblement et Kahlan s’en aperçut.
— Tu as dormi moins de deux heures hier, dit-elle. Je prendrai le premier tour de garde. Si les brutes d’en bas décident de monter, ce sera au milieu de la nuit, car il leur faudra bien ça pour se donner du cœur au ventre. Si ces types viennent, il vaudra mieux que tu sois reposé.
— Tu crois plus facile de tuer des gens après avoir dormi ?
Richard fut immédiatement navré de sa remarque agressive. Penaud, il s’avisa qu’il brandissait sa fourchette comme si c’était une épée.
— Je ne voulais pas dire ça… Si tu es fatigué, tu risques de te défendre mal et d’être blessé. J’ai peur pour toi…
Du bout de sa fourchette, Kahlan poussa une pomme de terre au milieu de son assiette.
— Richard, continua-t-elle dans un murmure, je suis désolée que tu sois impliqué dans tout ça. Je voudrais tellement que tu ne sois pas obligé de tuer… Comme ces hommes, en bas… J’ai agi pour te protéger, tout à l’heure, mais aussi pour que tu ne sois pas contraint de verser le sang.
Le Sourcier fut bouleversé de voir son amie si triste.
— Je n’aurais manqué ce voyage pour rien au monde, dit-il en lui flanquant un petit coup d’épaule amical. Une sacrée bonne occasion d’être avec mes amis !
Kahlan sourit et posa un instant la tête contre son épaule avant de manger sa pomme de terre.
— Richard, pourquoi m’as-tu chargée de demander à Randy de s’occuper des chevaux ?
— L’efficacité ! Tu dis que seul le résultat compte. Ce pauvre garçon se meurt d’amour pour toi, ça crève les yeux. Comme c’est toi qui le lui as demandé, il veillera bien mieux sur nos montures. (Kahlan le regarda, incrédule.) Tu fais cet effet aux hommes, crois-moi sur parole !
Le sourire de Kahlan perdit de son éclat et une étrange mélancolie passa dans son regard. Conscient de trop approcher ses secrets, Richard n’insista pas.
Quand ils eurent fini de manger, Kahlan se leva, approcha de la cuvette, y trempa une serviette et alla s’agenouiller près de Zedd. Après lui avoir tendrement lavé le visage, elle leva les yeux sur Richard.
— Son état est stationnaire… Laisse-moi monter la garde et repose-toi !
Le Sourcier capitula. Il s’allongea sur le lit et s’endormit comme une masse.
Au milieu de la nuit, Kahlan le réveilla pour qu’il prenne le relais. Alors qu’elle s’assoupissait, il s’aspergea le front d’eau froide pour s’éclaircir les idées. Puis il s’assit sur le banc, tous les sens en alerte.
Pour chasser un mauvais goût, dans sa bouche, il mastiqua un petit morceau de fruit sec.
Une heure avant le lever du soleil, on frappa à la porte.
— Richard, appela une voix étouffée. C’est William. Ouvrez-moi. Nous avons un problème !